LA LÂCHE PAS , GAMIN !
Nous remercions Pol Gillet qui nous a transmis cet article de Bernard Jeunejean, journaliste sportif et chroniqueur à Sport Foot Magazine. Bien qu'il ait été écrit en 2004, il n'en reste pas moins d'actualité.

Mon titre prend à contre-pied ce qui se hurle le plus au bord des terrains durant
les matches de gosses : « Lâche ta balle ! », c’est l’aboiement de base de
l’entraîneur de jeune et des parents arpentant la touche, et je voudrais aboyer à
mon tour. Prenons un môme encore pataud, s’embarquer dans le fol espoir de
dribbler son vis-à-vis, parce qu’il a vu Enzo faire ça au mondial et que ça lui a plu,
suffit qu’il se plante, et le leitmotiv fuse des tréfonds du gosier du « formateur », d’autant plus atrabilaire qu’il y avait un copain auquel céder le ballon ou que la perte de celui-ci a permis au ket d’en face de filer seul au but !
Par ailleurs, même le môme au départ plus doué pour le dribble ne se voit pas
poussé vraiment au développement de cette qualité-là : tant que s’en servir lui
permet de rentrer dans le but avec le ballon, donner la victoire à ses couleurs et
conforter le sens tactique de son mentor, ça passe. Mais dès que le gamin voit
trop grand, rentre dans un mouchoir d’adversaires et s’y emberlificote plutôt que
d’en émerger, revoilà éructé le slogan supra : avec culpabilisation en prime car on
est « personnel », alors que le foot est un sport collectif.
Bref, le dribble ne fait pas partie des apprentissages prioritaires. J’entends par
dribble le fait de gagner le duel en transformant l’adversaire direct en
spectateur, en « l’effaçant », comme le dit bien fort le jargon ; les non doués ne
l’apprennent guère, les doués se voient d’avantage freinés que poussés à
persévérer dans la voie du dribbling pour s’y spécialiser. Les commentaires
confirment cet état de faits : durant le match, on entend dire d’un tel qu’il
« aime trop le ballon », jamais de tel autre qu’il ne l’aime pas assez !
La règle implicite veut que le dribble soit un pis-aller, à tenter seulement quand
la passe n’est pas possible : il y a des « dribbleurs impénitents », mais on ne
parle jamais de « passeurs impénitents » !! On apprend d’abord aux enfants à
contrôler le ballon, à le conduire au plus vite quand il y a de l’espace, à le donner
quand il n’y en a pas, à bouger et l’appeler quand on ne le possède pas, et ça
recommence : contrôle, conduite, passe, appel, … C’est indispensable mais
insuffisant : le foot ne se résumera JAMAIS à des mecs qui courent sans ballon
et le joue en un temps, c’est pas voeu, c’est une conviction. Parce que qu’à
physique égal, le dribble restera le meilleur moyen de créer une supériorité
numérique véritable : ce n’est qu’ensuite qu’il s’agira de la conserver, en jouant en
un temps pour mettre le cuir au fond ! Alors, pourquoi le dribble ne s’enseigne-til
pas, au même titre que l’amortie/poitrine ou la frappe de l’extérieur du pied ?
On croit trop que le dribble est instinctif, qu’on l’a ou qu’on ne l’a pas et qu’il ne
s’apprend pas. Pas d’accord, l’instinct, ça s’apprend ! Si les dribbleurs
disparaissent, ce n’est pas seulement à cause de l’importance croissante du
physique, c’est aussi parce que disparaissent les conditions pour développer cet
instinct : le foot « posé » des clubs a remplacé le foot sauvage des rues, et celui
de l’école où cent paires de petites jambes disputaient cinq matches avec cinq
ballons sur les dix mêmes ares de la cour de récré ! Il y avait d’une part l’instinct
de conservation du ballon, inhérent à tout gosse qui le reçoit dans les pattes, et
d’autre part le fait que le conserver vraiment tenait de la gageure dans cette
forêt de jambes : se développaient ainsi les qualités d’improvisation liées au
« primitivisme » de l’apprentissage. On ne peut plus jouer dans les rues, ou on ne
veut plus jouer à la récré ; mais avec un peu d’imagination, et à la condition d’être
convaincu de son utilité, rien n’empêche de réapprendre l’art du dribble aux
enfants.

Dans la floppée de bouquins didactiques consacrés au football, le dribble est le
plus souvent curieusement délaissé, comme s’il était indécorticable, découlant du
génie plutôt que de l’entraînement. Or, si « génie » il y a, celui-ci réside d’abord
dans le moment du dribble, ou dans le choix de telle variante quand l’adversaire
attend telle autre : car il y a des dizaines de dribbles, bien plus que des manières
de contrôler ou frapper le ballon ! Mais de celui qui naît d’un démarrage à celui
qui résulte d’un changement de rythme, du petit pont aux feintes de corps en
passant par le râteau, des crochets au passement de jambes sans oublier les
feintes de frappes, tous ces dribbles sont parfaitement catalogables : aux
entraîneurs de montrer qu’ils existent, que les combinaisons sont plus marrantes
les unes que les autres, puis d’en simuler l’exécution en ayant soin de recréer
toujours ces conditions de primitivisme liées au surpeuplement. Mais surtout, de
même qu’on ne peut apprendre à frapper, à contrôler sans rater des frappes et
des contrôles durant les « vrais » matches, on n’apprendra jamais à dribbler sans
rater des dribbles.
Alors, de grâce, laissons les 6/12 ans garder la balle, la peloter sous toutes les
coutures, s’empêtrer, trébucher dedans, sans hurler « Lâche ta balle ! » à la
moindre gaffe ! Même, invitons les gosses à se lancer balle au pied dans un duel,
privilégions parfois sciemment le dribble au détriment de la passe … et du
résultat ! A la puberté, ceux qui auront appris à bien placer et à bien donner leur
balle, mais qui n’osent pas dribbler, ceux-là ne sauront jamais dribbler pour
cause de pédagogie à l’envers lors des débuts ! Ils se verront alors
techniquement dépassés par les « petits personnels », ceux qui auront moins
respecté le sacro-saint « Lâche ta balle, mildju ! ». Et ceux-ci, maintenant,
pourront encore être amenés, eux, à davantage de sens tactique « collectif »,
lequel émergera d’ailleurs en partie tout seul avec la maturité.
Mais au bord de la touche, tant que les gamins sont à l’âge de marchand de sable,
faut seulement leur crier « Lève la tête ! » plutôt que « Lâche ta balle » quand
ils rêvent de chevauchées, … c’est simplement de la pédagogie positive !
Changeons les habitudes négatives et osons enseigner aux gamins les
gestes qui font rêver tout le monde, entraîneurs y compris.
Paradoxal, non ?